CHAPITRE III

La classe, située dans le pavillon moderne de la fondation Dupont-Strauss, était claire et confortable. Elle offrait des raffinements inusités dans les établissements scolaires et honorait l’appellation d’école témoin

dont se prévalait le cours François-Mocqueur. L’enseignement qu’on y prodiguait, au carrefour de la technique et de la culture, avait pour objet de nantir en idées générales de futurs ouvriers spécialisés. On lui devait déjà quelques contingents de tourneurs sur métaux d’une éloquence exquise, dont les noms voltigeaient en lettres d’or autour du parloir : la plupart n’avaient pas tardé à faire carrière dans la politique ; certains étaient même allés en prison.

J’entendais ronfler au ras du plafond les appareils destinés à renouveler l’oxygène et l’azote, et la toupie glaciale de l’ozonateur. Un système géant de turbines et de tuyères distribuait harmonieusement une température toujours tiède, jamais sèche, à travers l’édifice et les demi-pensionnaires qu’on gorgeait de vitamines pouvaient déposer dans un frigidaire géant le modeste en-cas qu’ils apportaient en surplus. Le contraste entre les élèves, gentiment débraillés, roulant des sacoches d’écoliers campagnards, et la somptuosité du local, appelait l’esprit à des méditations sociales. De l’autre côté de la cour, les vieux bâtiments attestaient le pas de géant accompli dans l’ordre des réalisations. Il apparaissait qu’on ne les démolirait jamais pour ce qu’ils stigmatisaient les tares d’un ancien régime. C’était eux les véritables monuments témoins. Pratiquement, les enfants qui sont conformistes et répugnent à la confusion des genres les préféraient de beaucoup à cette nursery captieuse qu’on leur avait aménagée pour certaines heures d’esclavage.

Aux murs de notre salle, recouverts d’un enduit isolant, inodore, sans saveur, étaient accrochés, à gauche de la bibliothèque le portrait du général de Gaulle, à droite celui du sergent Mocqueur, qui donnait son nom à l’établissement, en face une reproduction du mètre-étalon déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres, également en réduction. Ce François Mocqueur, au visage avenant, que j’avais pris longtemps pour un benjamin des Brigades internationales, une sorte de saint Louis de Gonzague des barricades, un libérateur du quartier, était en réalité un bledard chevronné des campagnes de Madagascar, décédé des fièvres à son retour en France où il avait réussi à introduire la noix de muscade, dissimulée sous son képi.

Rien que de très rassurant dans tout cela. L’appréhension qui me nouait la gorge venait de la résolution que j’avais prise la nuit précédente. Vingt revues parmi les plus absconses et les essayistes les mieux en vogue avaient beau prêcher que la philosophie ambiante s’orientait vers le refus, il me semblait que j’allais un peu loin. Pouvais-je abuser l’innocence de ces têtes blondes et brunes penchées devant moi sur leurs cahiers ? N’avais-je pas le devoir de leur sacrifier mon appétit de vivre ? A trente ans, je n’avais plus grand-chose à attendre. Comment ? Trente ans déjà ? Trente ans seulement ! Et Condé qui, maintenant, marchait sur Anvers…, et Turenne qui franchissait de nouveau l’Isar et se proposait de galoper sur Vienne… Pour gagner du temps, je proférai d’une voix étranglée :

— Posez vos porte-plume.

Dans un brouhaha contagieux de pupitres claqués et de règles cascadeuses, les élèves obtempérèrent joyeusement. Seul le petit Bloch, à l’affût d’une notation grappillée, prit un crayon dans sa trousse. Je leur interdisais la pratique du manuel, par quoi ils se jugeaient dispensés de suivre mon cours. En revanche, à partir d’une ossature très stricte, je les conviais par moments à des lectures ou à des commentaires d’un ordre plus élevé, menés sur le ton de la conversation à tête reposée. La direction encourageait cette façon « vraiment humaine » de procéder.

— M’sieu, je peux sortir ?

C’était le gros Ballois dont l’incontinence était passée à l’état de proverbe.

— Non, lui répondis-je précipitamment, pas maintenant. Il m’apparaissait confusément que s’il s’en trouvait seulement un dehors à l’instant que j’allais tenter cette entreprise décisive, tout serait ensuite à recommencer. Il ne devait pas m’en manquer un. J’allai même jusqu’à penser : je ne dois pas en manquer un ; tant ces enfants me semblaient alors les victimes de mon caprice. Ainsi les bourreaux des exterminations collectives devaient-ils souhaiter qu’il n’y eût aucun rescapé. Bailois me jeta un regard tragique.

— Mais c’est moi, gémit-il.

J’ignorai cet appel, au milieu de la réprobation générale, et plaçai devant moi une pile de livres entrecoupés de signets jaunis par l’usage, dont la seule vue me raffermit dans mon propos.

— Or, depuis 1641, c’est-à-dire depuis sept ans, la France et la Suède d’une part, l’empereur d’Allemagne d’autre part, s’étaient mis d’accord pour négocier les conditions d’une paix qui eût mis fin à la guerre entamée trente ans auparavant. Ils avaient choisi pour siège de leurs conversations les deux villes de Munster et d’Osnabrück. Il serait difficile de reproduire dans tout son éclat le brillant et mouvant spectacle que présentaient alors les deux cités westphaliennes dont on avait fait le théâtre d’un si grand concile. Les combats déchaînés partout alentour s’arrêtaient au seuil de ces lieux privilégiés où les nations ne luttaient plus que d’habileté et de magnificence. Toute l’Europe chrétienne, catholiques et protestants mêlés, s’y retrouvait dans la recherche commune d’un équilibre international. Il s’agissait de donner à l’Allemagne chaotique une constitution qui la morcelât officiellement et un statut religieux entre les diverses confessions. Les conquêtes des alliés ne cessaient pas pour autant de se développer. De mois en mois, en Flandres, sur le Rhin, sur le Danube, sur la Baltique, des batailles sanglantes se livraient, qui avaient pour but de consolider des avantages, un butin territorial, qu’on revendiquerait au moment de la signature, en récompense de toute la peine qu’on se serait donnée pour assurer les « libertés germaniques »…

Jusque-là tout allait bien. Par-dessus la tête attentive de Bloch, j’apercevais, à gauche, dans une aura trouble, la silhouette du gros Bailois

qui se trémoussait, et plus loin, Minier qui jouait avec un miroir de poche. Ça n’était pas le moment d’intervenir. Je poursuivis :

— En fait, personne n’était pressé de signer, pas même l’empereur Ferdinand, qui espérait toujours que son cousin Philippe IV d’Espagne, dont les armées tenaient la Hollande, obligerait les Français à rabattre leurs prétentions. Mazarin revendiquait l’Alsace, les Trois-Évêchés : Metz, Toul, Verdun, et convoitait les Pays-Bas espagnols. Il écrivait que leur acquisition « formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable ; elle deviendrait véritablement le cœur de la France. Il serait placé dans l’endroit le plus sûr du royaume. » Aussi ne désirait-il négocier ses victoires qu’au plus haut cours. Quand, vers octobre 1648, il rappela Turenne et Condé, comme on siffle une meute, chacun pensa que le paix était proche…

J’essayais une dernière fois de surprendre dans l’œil de la classe l’éclair d’une méfiance. Elle n’était ni plus ni moins attentive que les autres jours ; et j’enchaînai en baissant imperceptiblement le ton :

— C’est alors qu’un Allemand nommé Teufœld, auquel les gens du peuple prêtaient une renommée de sorcellerie, commença d’ameuter les territoires d’empire aux cris de « Vive l’unité allemande ! A bas le Diktat de Westphalie ! » L’homme n’est pas un prince mais un reître mineur possédant à sa dévotion quelques hordes fanatisées. Le mouvement prit rapidement une ampleur considérable. La rumeur en parvint aux oreilles du comte de Trautsmandorf, ministre plénipotentiaire de Ferdinand III, au moment où il trempait sa plume pour signer le traité. Subjugué, le diplomate précipita son écritoire au visage des représentants alliés et courut rejoindre les rangs de Teufœld. L’incident consacra la rupture des pourparlers. Déjà Munster et Osnabrück brûlaient dans leurs faubourgs. La lutte reprit de plus belle. L’« Encrier de Trautsmandorf » fut considéré longtemps dans les chancelleries comme le symbole des impondérables diplomatiques. Le langage vulgaire dit plus couramment : c’est la bouteille à l’encre.

Et voilà : je venais de passer la frontière, le dos rond, le derrière rentré, comme d’un fuyard qui échappe au douanier. Je m’accordai un instant pour souffler. Mes élèves, les bras croisés sur leurs blouses, raclèrent des pieds, doutant si c’en était fini pour aujourd’hui. Ils eurent ce frémissement qu’on pressent pendant les concerts, où des spectateurs ignorants de la partition laissent échapper des applaudissements avant l’accord final. Minier leva un doigt et l’abaissa dans la direction de Ballois :

— M’sieur, il a fait.

C’était dit sans perfidie, plutôt avec un soupçon de gravité, comme s’il eût voulu m’informer des conséquences de ma cruauté et du désappointement unanime de ses camarades. J’avais commis là un manquement aux convenances tacites qui régissaient notre société, d’autant plus impardonnable qu’il paraissait gratuit. J’entendis qu’on murmurait du côté de Ballois : « … certificat du docteur ». J’agitai la main en signe de protestation.

— Une petite minute, vous sortirez après. Reprenez vos cahiers. Il y en a pour une dizaine de lignes.

Le saut étant accompli, il me fallait immédiatement exploiter le terrain, assurer mes positions sur les domaines inconnus où je m’avançais. Le plus clair de la situation était que la guerre de Trente Ans continuait. Trente et un… Trente-deux… Trente-trois… Il n’était peut-être pas inopportun de commencer d’abord par battre un vieux record, celui de la guerre de Cent Ans. Cela ne manquerait pas de stimuler l’intérêt de ces enfants, dont la plupart admiraient les champions avec un chauvinisme sans fissure. Pour satisfaire leur sens sportif et flatter leur amour-propre national, je décidai de m’arrêter au chiffre 101 et j’annexai d’urgence les Pays-Bas à la France, à la suite d’une campagne que j’attribuais à Turenne, plus sympathique que Condé.

— Résumé, dictai-je : Pendant que Mazarin réprime la Fronde à l’intérieur, le parti du cavalier Teufœld met fin aux atermoiements du congres de Westphalie et soulève l’Allemagne. La guerre de Cent un Ans continue. Elle est marquée, dès 1648, par l’envahissement fulgurant des Pays-Bas qui assure à la France un rempart sur la Meuse à défaut de frontières naturelles sur le Rhin. Accrus d’une nouvelle province maritime et d’une population industrieuse et vaillante, notre caractère ethnique va s’en trouver modifié et, sans doute, notre destinée… Pour la prochaine fois, à titre d’exercice culturel, vous décrirez en une page le type moyen du grand Français blond… Ballois, mon garçon, vous pouvez sortir.

Je relevai la tête. La classe se détendait, respirait d’aise à suivre le repli confus du gros Ballois. Tout était en ordre. Le général de Gaulle et le sergent Mocqueur affichaient dans leurs cadres cette mine altière qu’on leur connaît. Je regardai par acquit de conscience le mètre-étalon : il ne s’était ni dilaté, ni rétracté d’un millimètre.

Quand je regagnai le vestiaire des professeurs, où les plus âgés d’entre nous s’adonnaient à des opérations compensées de gilets et de vestons dans l’ombre des placards, mon collègue Savarin, chargé des leçons de morale et de civisme, s’exclama que j’avais l’air radieux. C’était un personnage assez bas dont j’avais éprouvé depuis longtemps le cynisme et la mélancolie. Il pointait les bulletins de vote le jour des élections.

— C’est l’avantage des sciences exactes, poursuivit-il, de vous donner de jolies couleurs. La morale, voire le civisme, brassent des notions plus élastiques qui vous abîment le teint.

Je savais qu’il m’enviait une certaine fraîcheur de façade qui était une offense vivante à notre condition. « Il a des espérances, ce jeune

Perrin, il a des espérances », aimait-il à répéter, et sa voix trahissait indifféremment le regret des amours enterrées, des agrégations manquées, des héritages dilapidés.

— Et puis, ajouta-t-il en rangeant un paquet de copies dans sa serviette, mon cher, vous ne bafouillez plus.

Il me revint qu’en effet j’avais éprouvé, tout à l’heure en classe, une manière de soulagement, dont je ne m’étais pas arrêté à déterminer la raison profonde ; je m’étais senti léger, disponible, comme autrefois dans les vergers de Sevrette. J’en avais attribué tout le mérite à mon émancipation nouvelle. La vérité est que le trouble d’élocution dont j’étais affligé depuis mon retour d’Allemagne venait de m’abandonner. Ce bégaiement confirmé, loin de nuire à l’exercice de ma profession, me valait des surnoms affectueux de la part de mes élèves et l’estime des parents ; ceux-ci appréciaient que leurs enfants pussent, par le fait, entendre deux fois le cours sans perdre une année. Le temps d’un éclair, je m’attristai d’être dépouillé de ce signe particulier.

— Ce sont peut-être les radiations nucléaires, dit Savarin, tandis que nous sortions par l’avenue de Suffren. Rien ne se passe dans l’éther qui n’agisse sur nous. J’ai entendu parler d’un homme parfaitement normal qui se prend à bégayer comme un forcené chaque fois qu’une expérience atomique se déroule quelque part. Plus sensible qu’un sismographe, il enregistre et traduit à sa façon la moindre manipulation de neutrons. Ça lui vient à table, au bureau, dans l’autobus. Rien qu’à l’écouter, ses proches sont avertis qu’on s’agite dans l’Oural ou au Texas. Car, évidemment, l’ennuyeux c’est qu’il ne localise pas. Les Russes et les Américains lui ont néanmoins offert des ponts d’or. Tiens, grosse bête ! Ils savent bien que si ce n’est pas eux qui ont pressé sur le bouton, c’est que ce sont les autres… Enfin, à ce que j’entends, si vous permettez, vous, ce serait plutôt le contraire. Il importe, j’ouvrirai le journal demain.

Je l’assurai que la physique du noyau n’entrait pas en ligne de compte dans la disparition de mon infirmité, mais bien une certaine disposition à la joie de vivre qui m’habitait depuis le réveil.

— Convenez, Perrin, que vous avez des espérances ? dit-il en s’arrêtant, les jambes écartées, pour en mieux supporter la confirmation.

— Peut-être, répondis-je.

— Du côté de votre femme ?

— Non, pas à proprement parler.

— L’inspecteur d’Académie ? insista-t-il, en se pinçant la boutonnière à l’endroit des palmes.

— Oh ! surtout pas.

Un nuage traversa mon ciel. J’éprouvai le spasme du voyageur sans billet qui aperçoit une casquette de contrôleur. Après tout, le jeu en valait la chandelle. Entre le traité de Westphalie et l’évasion, il n’y avait pas à balancer. Mon imposture, si jamais elle venait à être découverte, pourrait, au mieux, passer pour une thèse, au pire, pour une tentative philosophique. On en connaissait de plus raides. Je ne risquais que d’être mis à la porte et de devenir le pape d’une nouvelle religion de la « non-historicité des phénomènes ». On mijoterait les slogans en temps opportun. Du reste, j’avais toujours la ressource de rejoindre la route nationale par quelque traverse.

Savarin s’était remis à marcher.

— Je ne comprends pas comment un garçon fortuné comme vous l’êtes se plaît à végéter dans l’enseignement. Parce qu’entre nous, il s’agit bien de ça, hein ? dit-il, en frottant, cette fois, son pouce contre son index.

Il avait cette manie d’appuyer sa conversation par des gestes vulgaires, minuscules, étriqués, où il fallait voir la dégénérescence d’une vocation de tribun, qui lui était descendue, petit à petit, des bras dans les mains, des mains dans les doigts.

— Sacré Savarin ! Combien de fois faudra-t-il vous répéter que nous ne sommes pas riches. Je ne peux tout de même pas m’en vanter.

— Je m’en vante bien, moi, répondit-il. Et je ne crains pas de dire que quand on commence à mettre de l’argent de côté, on finit par se mettre du côté de l’argent. Or, Perrin, à quel clan appartient-on, lorsqu’on demeure là ?

Comme s’il eût braqué un revolver, il tenait sous le feu de son index ma maison, devant laquelle nous étions arrivés. Hier encore, la question eût suffi à tendre mes chaînes. Je haussai les épaules.

— Mais on n’appartient à rien du tout, mon vieux. Je ne vais pas vous apprendre que l’homme est libre, à vous dont c’est le gagne-pain. Les jeux ne sont jamais faits. On peut toujours relancer.

— Je croyais que vous affirmiez volontiers le contraire. La liberté, vous vous asseyez un peu dessus habituellement. Moi, je me suis battu pour,

L’homme libre agita deux petits ailerons à la hauteur de sa taille et fit bâiller son pardessus. Deux crayons, le bleu pour la morale, le rouge pour le civisme, roulèrent sur le trottoir.

— Eh bien, vous voyez, dis-je, en me baissant, ça prouve que tout, et chacun, peut changer.

— Ça changera, répondit-il en dardant vers la maison un œil prometteur.

L’avenue, elle-même, ne s’était-elle pas transformée ? Je lui trouvais davantage de volets ouverts, d’échos, de reflets. Il me semblait apercevoir un client dans le bistrot timide, éclos hors de saison au pied de ces immeubles sobres. Un trafic insolite de voitures et de piétons animait la chaussée. On entendit un klaxon, puis un sifflet d’agent plus suave, entre ces murs, que la roulade du rossignol. La véritable révolution des choses était en train de s’accomplir à l’insu de ce pauvre Savarin. Je lui dissimulai le sentiment vague que j’avais d’y être pour un peu. Mais je lui fis part de cette précieuse nouvelle pour qu’il l’emporte dans sa rue adjacente et s’en repaisse dans son appartement sur cour.

— Jeunesse, ricana-t-il. N’avez-vous pas vu que des travaux barrent l’avenue Duquesne et l’avenue de Tour ville : ils ont établi une dérivation.

J’étais tout près de penser que moi aussi, dans le fond, je n’avais fait qu’imposer une dérivation à l’Histoire, Westphalie étant en réparation, lorsqu’une boulette de papier tomba entre nous deux avec un bruit mat. Je me penchai en arrière et j’aperçus Sophie qui m’adressait de grands signes du haut de son balcon. Tandis que Savarin, légèrement incliné, bredouillait : « Mes hommages » entre son faux col et sa pomme d’Adam, je ramassai le projectile ; et, comme elle l’avait lesté d’une pièce de cinq francs, je me mis à brailler Le Temps des cerises. Ce qui eut pour résultat de lui faire fermer la fenêtre, d’effaroucher Savarin, qui s’enfuit en soupirant encore une fois : « Jeunesse ! » et de surprendre le général qui rentrait.

— Général Méténier, dit le général, en s’engouffrant dans l’ascenseur.

— Sébastien Perrin.

— Vous bridgez ?

— Passablement, mon général.

— Moi pas.

Il respira un grand coup :

— Parce que, si j’avais su bridger, ce n’est pas deux étoiles que j’aurais eues là, mais trois, peut-être quatre…

Il n’y avait rien à répondre. Je regardais la manche de son pardessus de ratine avec toutes les marques extérieures de la compréhension et du respect.

— Dites-moi, il paraît que vous êtes venu chez moi, hier, en compagnie d’un aumônier. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Mon général, c’est incompréhensible, nous cherchions un mort.

— Pour faire un bridge ? Non, mais je dis des bêtises, sans doute, je ne sais réellement pas comment on joue. On m’a raconté qu’il y avait des appareils pour apprendre tout seul. Ça ne me semble pas catholique. D’un autre côté, où voulez-vous trouver des partenaires : les généraux, je ne suis pas de leur force ; quant aux sous-lieutenants, eux ne sont pas de mon grade ! Notez que je connais le piquet, le whist et la manille. J’ai toujours eu un jeu de cartes de retard.

— Il s’agissait d’un vrai mort, mon général, ou si vous préférez, d’un mourant.

— Tué ?

— Probablement pas.

Le général, qui avait vu ses camarades disparaître les uns après les autres, éprouvait, lorsqu’on évoquait la mort, le sentiment généreux d’être un embusqué, d’avoir déserté le destin de sa génération pour les tiédeurs d’une retraite illimitée.

— Vous savez, je ne l’ai pas toujours regardée de profil.

— Qui ça, mon général ?

— La camarde, parbleu !

L’ascenseur s’était arrêté et frémissait sur ses amarres. Le général ne manifestait pas l’intention d’en sortir.

— Pour le chauffage, vous êtes d’accord : on continue jusqu’à Pâques ?

Nous avions reçu, un peu plus tôt, le projet d’une pétition à soumettre à un gérant anonyme, par quoi les locataires étaient appelés à se prononcer sur cette question.

— C’est que j’ai conçu chez moi un modèle de brûleur, poursuivit le général, qui nous ferait réaliser de sérieuses économies. A qui le soumettre ? Vous connaissez quelqu’un dans cette maison ? C’est le vaisseau fantôme.

— Eh bien maintenant, dis-je, avec une jovialité respectueuse, nous voilà au moins deux.

— Évidemment. Dans quelle arme avez-vous fait votre temps ?

— Mon général, j’ai eu la chance d’appartenir à une classe qui n’a pas été appelée. Je n’ai jamais été soldat.

Il me considéra en prenant du champ, autant que le lui permettait l’exiguïté des lieux :

— -Vous appelez ça une chance ! Les occasions n’ont pas manqué pourtant ces dernières années. Notez que nous avons suffisamment d’officiers de réserve. Encore heureux quand il ne s’agit pas d’officiers sous toutes réserves ou même d’officiers de droit commun. Vous voyez ce que je veux dire… Mais alors, quel est votre métier ? interrogea-t-il, comme si le fait de n’avoir pas porté l’uniforme eût dû me vouer au chômage.

— Je fais de l’Histoire, répondis-je, en savourant au passage la justesse de cette expression.

— Moi aussi j’en ai fait, dit le générai, je l’ai faite moi-même, un peu partout, pendant que les malins bridgeaient.

Repris par son obsession, il se rapprocha de moi :

— J’estime que j’avais toutes les qualités qu’il faut : précision, sang-froid, mémoire, intuition et déduction. Avec ça une humeur égale et beaucoup de discrétion. Bridge implique silence, ne l’oubliez pas.

— Mais rien n’est perdu, mon général.

— Bah ! Il est trop tard.

Je pensais à ma mère, dans son petit atelier de la rue de Seine, qui avait entrepris d’apprendre l’accordéon, passé la soixantaine, pour piquer encore une fleur dans ses cheveux blancs, pour rouvrir sa vie, comme on demande au sommelier de déboucher une seconde bouteille qu’on n’aura peut-être pas le temps de boire. Je dis doucement :

— Trop tard, ce n’est pas un mot de général, mon général.

Sophie m’attendait sur le paillasson. Elle me demanda quel était l’horrible individu avec lequel j’avais bavardé si longtemps sur le trottoir et pourquoi je m’étais évanoui entre le rez-de-chaussée et le sixième étage. Elle était fardée d’impatience.

— Nous sortons, tu ne l’as pas oublié ?

Je ne saurai jamais expliquer comment il se faisait que nous eussions davantage d’intimité dans la rue que chez nous. Parmi la foule nous reformions un couple, nous retrouvions nos visages de fiancés. Il devenait difficile de nous séparer. Le malheur était que nous nous promenions rarement ensemble.

— Tu ne trouves pas que notre avenue est belle aujourd’hui ? demandai-je. Le sang court plus vite.

Elle n’avait rien remarqué et se pressait vers la foire lumineuse qu’on voyait s’allumer du côté de l’École militaire. Elle était gloutonne de magasins, de cafés, de musiques. Elle avait hâte de se sentir sous le regard des autres. C’était drôle d’éprouver les mêmes appétits sans les partager. Était-ce drôle ?

Des grappes humaines se collaient en essaims bourdonneurs à l’arrière-train des autobus. Les contrôleurs criaient : « Les femmes et les enfants d’abord ! » Comme dans les naufrages. En plus gai. Il faisait un temps à acheter un billet de la Loterie nationale. Nous filâmes sur les Champs-Élysées. Il n’était pas permis de douter qu’on eût repeint la ville à neuf. Une tendresse rare flottait dans l’air. Les gens se dévisageaient avec l’émerveillement complice des enfants qui ont mis un doigt dans la crème. Ensemble, nous goûtions un peu de printemps en cachette, avant même qu’il ne fût servi.

Le restaurant était un palais de glaces. Je souriais aux femmes sans savoir pourquoi ; les femmes me souriaient par retour du courrier, des milliers de femmes, et puis celle-là, en face de moi, qui était la mienne. C’était singulièrement restrictif. C’était également plus sûr. Je lui pris la main par-dessus la nappe. Elle fronça un peu les sourcils et dit : « Voyons ! » A la table voisine, une dame entre deux hommes, entre deux âges, entre deux vins, tendait un bras mol dans notre direction. Je crus d’abord que nous allions servir de cible à cette ébriété opulente, solidement assurée sur ses flancs. Mais il s’avéra qu’elle ne visait que le ciel et je l’entendis proférer : « Je vous jure, Fred, que c’est la bombe atomique qui a mis l’atmosphère cul par-dessus tête. On ne s’y retrouve plus avec les saisons. Il y a maintenant deux printemps par an… Eh bien, mes chéris, ça me fait quatre-vingts printemps ! »

Je m’attendris à cette rencontre entre les propos de la mémère richissime et les élucubrations du maigre Savarin. Il n’était peut-être pas vain qu’il y eût, de par le monde, une inquiétude commune aux reines et aux bergers. Les hommes étaient bien braves, au fond.

— Et comme boisson ? demanda le garçon.

— Un blanc très sec, dis-je avec importance, un traminer ou un riesling.

Le restaurant nous fournissait en général l’occasion de nous dire des

choses dont nous n’aurions pas songé à nous entretenir à la maison, dans la cuisine ou dans notre lit. L’obligation dans laquelle nous nous trouvions de lancer entre nous ces serpentins de la parole qui isolent les convives, les fixent à leur place, les confirment dans l’assurance qu’ils ne sont pas en train de dîner avec ce monsieur ou cette dame, là-bas, ôtait beaucoup d’importance à ce dont nous parlions. Nous en profitions lâchement pour frôler nos sujets les plus graves. Nos affaires se trouvaient réglées avec l’addition. Ce soir-là, il n’y avait que du plaisir à rire.

— Il est arrivé une lettre de papa, dit Sophie. Il est en Allemagne et il nous envoie un vrai prince qu’il nous charge d’accueillir gentiment. Ils ont vécu ensemble une éclipse inoubliable.

— Il va loger à la maison ?

— Non. Il faut simplement le cajoler un peu, comme quand l’archiduc est passé.

Le garçon qui nous dressait un plateau d’huîtres écarquillait un œil flatteur.

— -Au fait, dis-je, en me penchant, lorsqu’il eut tourné le dos, tu sais que je n’ai pas signé le traité de Westphalie…

J’étais un peu ému de mettre quelqu’un dans cette confidence magistrale. Je craignais qu’elle ne l’accueillît mal et se récriât d’horreur.

— Alors, qu’est-ce que tu as fait tout cet après-midi ? demanda-t-elle simplement.

— J’ai fait ma classe.

— Eh bien, tu le signeras la prochaine fois.

— Tu ne te rends pas compte des conséquences incalculables que cela peut présenter.

— Taratata…, fit-elle en haussant les épaules.

A ce moment, le garçon se coula vers nous, la mine défaite. Il nous rapportait la carte des vins et nous jeta à voix basse :

— Il n’y a plus d’Alsace !

Je me tournai vers Sophie :

— Tu vois, dis-je. Ça commence.